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11/16/2012

FRANCOIS MOREL parle du Canard bleu dans LE MONDE



LE POIDS DES MOTS DE VIALATTE  par François MOREL, Comédien.

Quand je m'engage dans un travail, j'ai tendance à le prendre très au sérieux. Je suis comme ça : méthodique. appliqué. Par exemple, quand on m'a demandé de chroniquer un livre inédit d'Alexandre Vialatte, ni une ni deux, j'ai tout de suite mené mon enquête, j’ai immédiatement instruit mon dossier. La littérature, voyez-vous, il ne faut pas seulement la lire, il faut l'interroger, il faut l'examiner, il faut la soupeser.
L'ouvrage, titré Le Cri du canard bleu, édité au Dilettante, pèse 60 grammes. Ni plus, ni moins. Que faut-il en conclure? Qu'il ne fait pas le poids face à Marc Levy, dont l'opus Si c'était à refaire avoue un petit 640 grammes sur mon infaillible Terraillon ? Qu'il fait maigrelet à côté de L'Appel de l'ange, de Guillaume Musso, qui revendique sans complexe ses 600 grammes d'édition roborative ? Qu'il parait encore efflanqué près de Cinquante nuances de Grey d'E.L.James qui tout nu sur la balance (sans slip. sans chaussettes, sans dentelles) pèse quand même 510 grammes ? Qu'il peut cependant, dans un autre genre, regarder avec un rien d'orgueil les 20 grammes de Notre besoin de consolation est impossible à rassasier, de Stig Dagerrnan, dont le titre est long mais le texte bref ?
Que veut dire ce petit préambule? Que cherche à exprimer mon entrée en matière ? Entre nous, pas grand-chose. Juste vous informer que cet inédit de Vialatte est court. Qu'il ne peut prétendre à occuper vos longues soirées d'hiver. Sauf si vous prenez la peine, après l'avoir lu, de le relire, de le rerelire, voire de l'apprendre par cœur.
Car le Cri du canard bleu n'est pas ce genre de romans avec artifices, rebondissements et coups de théâtre que I’on emporte sur la plage pour se changer les idées ou accompagner la digestion. Il ne s'y passe à peu près rien. Je veux dire qu'il s'y passe un maximum de petits riens essentiels, comme l'apparition de danseuses blondes en maillot rose sur un pare-neige, comme la description d'un gramophone «en forme de liseron [qui] ouvre jusqu’au fond de la gorge sa gueule rose et ténébreuse avec des glouglous de limonade et des soubresauts de vieux sorciers », comme la destinée tragique d'un tour de cou, tout droit venu du Bon Marché, suscitant rancœur et jalousie à travers la cour de récréation puis finissant dans le purin, l'eau de vaisselle puis la poussière «comme un vaincu attaché à un char, tel Vercingétorix attaché au char de César qu'on voit dans le livre d'histoire», comme les aventures du rôle-titre, ce fameux canard bleu de Colombie qui, si le monde n'était aussi insensé, l'humanité aussi imprudente, n'aurait jamais dû quitter la vitrine étiquetée « Zoologie » de la salle de classe.
Le poids des mots, c'était le sujet de cette chronique. Dans le livre de Vialatte, on peut lire la phrase suivante, qui se propose de décrire une affiche publicitaire du cirque Omar : « Des ours blancs comme des manteaux de neige jonglaient là sur un sucre en vrac qui représentait des banquises, au bord d'une mer bleue comme l'azur des lingères, au pied d'une aurore boréale. » On pourrait dire que tout l'univers du cirque est évoqué dans cet assemblage bringuebalant d'exactitudes et de faux-semblants, de quotidienneté et de féerie. On pourrait dire simplement que le mystère du style de Vialatte, lumineux, poétique, est éloquent dans chacune de ses phrases.
Mais qui suis-je pour parler de Vialatte ? Qui suis-je pour commenter l'impeccable écrivain, le styliste vertigineux ? Autant se taire. Autant poser son stylo et lui donner la parole en citant les tout premiers mots du livre...
« La beauté ne s'explique pas. Elle s'impose, elle vous saisit. »,

François MOREL , dans Le Monde du vendredi 16 novembre 2012

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